Les économies de la grandeur
Le cœur de la problématique des Économies de la Grandeur concerne la production des accords et des coordinations entre personnes, à savoir des registres par lesquels il est possible de régler des désaccords sans faire appel à la violence. Un des apports de cette théorie réside dans la pluralité des registres de justification, qui dans les travaux de Boltanski et Thévenot (1991), prennent la forme de généralités appelées des Cités. Ces dernières, s'appliquent à tous les types de situations sociales, et viennent s'inscrire dans le cadre de Mondes. C’est par l’intermédiaire de ces derniers que peuvent se mettre en place dans les organisations des accords. Ils prennent parfois la forme d’arrangements ou de compromis (lorsqu’il y a une stabilisation) entre des mondes à la suite de critiques entre eux. Ces Mondes, sont au nombre de six :
Le monde industriel correspond à celui de la performance technique, de la science, qui sont au fondement de l'efficacité faisant du monde industriel celui où prévaut l'idée de progrès technique. Il convient pour les individus d'être fiables, productifs, opérationnels. La mesure, sous toutes ses formes, y est omniprésente au travers des statistiques de la règle, du chronomètre.
Avec le monde marchand, nous retrouvons les lois bien connues du marché. Être concurrentiel, réussir une affaire, tirer profit d'une transaction, sont des éléments qui caractérisent la situation marchande.
Le monde domestique correspond aux relations familiales, amicales ou traditionnelles. Il s'appuie sur un principe supérieur lié à la tradition et aux relations personnelles.
Le monde inspiré est celui des relations artistiques dont le principe supérieur commun est le jaillissement de l'inspiration. Il laisse une place particulière à la passion, l'amour, ou à la création.
Le monde civique est caractérisé par la prééminence des intérêts collectifs sur les intérêts particuliers. Les notions importantes qui y sont révélées sont celles de solidarité, d'équité et de collectif.
Le monde de l'opinion fait référence aux situations dans lesquelles le principe supérieur est l'opinion ou le renom d'une action vis à vis des autres.
Dans un ouvrage de 1999, Boltanski et Chiappello proposent une lecture socio-historique du modèle. Reprenant la célèbre thèse de Max Weber, ils postulent que pour que le capitalisme perdure, il lui faut un esprit qui soit partagé par une bonne partie des individus. Au niveau de ces Esprits, après donc une première phase de compromis entre les mondes domestique et industriel (prenant la forme par exemple du paternalisme), va se mettre en place un compromis entre les mondes industriel et civique à la base du modèle social des 30 glorieuses. Enfin, la confrontation lexicale des ouvrages principaux de management des années 60 à ceux des années 90, permet aux auteurs de proposer l’émergence d’un nouvel esprit du capitalisme à partir de la “cité par projet” correspondant au « monde connexionniste », notamment fondé sur des modalités d’accords favorisant la flexibilité et l’adaptabilité. C’est à partir de ce nouveau monde que l’on peut situer l’évolution actuelle des nouvelles formes d’organisation du travail.
Avis de l’Observatoire : fruit d’un travail initial entre un économiste (Thévenot) et un sociologue (Boltanski) les économies de la grandeur ont rapidement été mobilisées dans plusieurs champs disciplinaires des sciences de gestion. Il est donc possible de se servir de ce modèle comme grille d’analyse de nombreuses situations organisationnelles. Au niveau du management on trouve ainsi des travaux en ce qui concerne des domaines spécifiques qui font l’objet de critiques vis-à-vis du monde industriel traditionnel dans notre discipline depuis le développement de l’imaginaire du management scientifique (celui du calcul, d’une certain cadrage organisationnel, du manager ingénieur organisationnel). Plusieurs situations managériales correspondent à la recherche d’un compromis entre les mondes ; on pense par exemple au domaines de la culture ou du luxe (avec la mise en place d’un compromis industriel/inspiré et les figures du manager versus celle de l’artiste) ou au domaine de l’Economie sociale et solidaire (avec la mise en place de compromis industriel/civique et les figures du sociétaire, de l’usager appelant l’émergence d’un nouveau type de management plus intégratif et participatif).
Au niveau du marketing également les économies de la grandeur sont mobilisables dans tout ce qui concerne la critique au monde marchand et a contrario la mise en avant de la part non marchande des offres. Par exemple la fidélisation correspond à un registre domestique, la politique de marque à un registre de l’opinion, le développement culturel des offres au registre de l’inspiration. A titre d’illustration, une étude sur l’évolution historique du positionnement de la FNAC montre le passage d’une position historique et porteuse de sens - Civique/Marchand/Inspiré (qu’en interne on appelait les trois C pour Consumérisme/Commerce/Culture) à une position contemporaine - Marchand/Opinion, en lien avec une stratégie uniquement de gestion de marque classique dont le sens devient plus problématique.