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Qu’est-ce qu’un « rognage non-destructif » en innovation radicale ? par V. Langlois, D. Darbouret et A. David

Que se passe-t-il quand on cherche à matérialiser une idée innovante pour en montrer la réalité, la faisabilité ? Ne se retrouve-t-on pas devant le carré bien charpenté de la structure existante, à essayer d’y faire renter un rond bien plus gros ? N’a-t-on d’autre choix que de se résigner à réduire la voilure et à « rogner » l’idée innovante pour que « ça rentre dans les process » ? Et si rognage il y a, qu’est-ce qu’un rognage acceptable, un rognage qui serait « non destructif » ?

 

Innovation radicale : la nécessité du rognage ?

Au départ d’un processus d’innovation, il y a une idée. Il y a même, selon Aubouy (2022) la rencontre d’une observation clé et d’une idée clé ou, en théorie CK [1], un début de partition expansive, c’est-à-dire un moment du raisonnement qui associe à un concept une propriété qui ne lui est pas habituelle (par exemple : La propriété « sans sac » pour un aspirateur, lorsque Dyson la propose, ou la propriété « sociale » dans le concept « bâtiment à énergie sociale positive ») [2]. A ce stade, on est encore loin de l’objet clé (Aubouy) ou du projet innovant (phase P en DKCP) : la grande idée ne suffit pas, il faut la travailler, elle va passer au crible de milliers de tests de toutes natures, qui peuvent la conforter ou la faire échouer. Autrement dit, le concept de départ va entrer dans un processus qui va mettre à l’épreuve, à la fois son potentiel de valeur et sa robustesse à être transformé en projet. Steve Jobs propose la parabole de la machine à laver dans laquelle on place les cailloux grossièrement taillés qui symbolisent le concept innovant et qui, à force de rouler et de se télescoper dans le tambour, deviennent des galets finement sculptés : pour innover, il faut « une grande idée » certes, mais il faut aussi une équipe, dont les membres vont s’emparer et qu’ils vont cogner et heurter, pour finalement sculpter et polir l’innovation. [3].

 

Dans certains cas, le concept croît au fur et à mesure : les contraintes sont transformées en opportunités, comme on dit classiquement en stratégie. Chaque épreuve ouvre une voie supplémentaire, qu’elle soit dans la droite ligne du concept initial ou qu’un « pivot » ait permis de sortir de l’ornière. C’est le cas, par exemple, dans le domaine aéronautique si on conçoit un système destiné à des vols habités mais que les réglementations en vigueur l’interdisent : on peut renoncer au projet, mais on peut aussi « pivoter » en le réorientant vers l’univers des drones, pour peu que la valeur du concept s’y maintienne ou qu’une valeur différente puisse être mise en avant. On trouve un cas de pivot un peu différent dans Le Masson et al (2010) sur l’exemple de Schlumberger : on cherche d’abord à augmenter la proportion de pétrole dans ce qui est extrait des puits (passer de 30 à 50% dans ce cas), on imagine le faire d’abord en cherchant à monitorer des fronts d’eau, on n’y arrive pas mais, en revanche, on développe à cette occasion, et grâce à cela, des capteurs et des jauges [4]. Les exemples sont également nombreux d’hybridation de lignées. Par exemple, les pèse-personne Tefal utilisent, historiquement, du téflon, mais pour sa capacité, même en couche fine, à se déformer et à retrouver sa forme initiale, et ce de façon constante, ce qui est nécessaire pour une balance, et non pour ses propriétés antiadhésives.

 

Dans d’autres cas, les contraintes ont raison de l’idée de départ. Elles sont parfois incontournables : par exemple, dans le cas de Téfal, lorsque la législation interdit l’utilisation de certains produits perfluorés, dont le Téflon, obligeant ainsi l’entreprise à innover pour trouver des alternatives. Mais il arrive aussi que l’innovation, à ses différents stades, soit « rognée », et pas toujours pour de bonnes raisons.

 

Qu’est-ce qu’un rognage acceptable ?

Nous qualifierons de « système de rognage » l'ensemble des éléments qui concourent, de façon assez systématique, à « rogner » une idée innovante dans le processus qui doit la rendre effective. Ces éléments peuvent être les personnes, l’organisation, les process, les expertises, les contraintes physiques, sociales, réglementaires, financières, etc. On trouve ici les peurs et scepticismes de tout bord (« ça ne marchera jamais », « on a déjà essayé », « ce n’est pas notre cœur de métier », « ça ne passera pas les exigences légales », « on n’aura pas les budgets », « c’est trop risqué », etc.) mais aussi des freins cognitifs liés à une forme d’inculture de l’exploration : on ne voit pas le potentiel derrière l’idée peut-être maladroitement formulée, on ne sait pas imaginer des options et des alternatives, on ne comprend pas que faire un détour pour explorer une piste ne signifie pas nécessairement qu’on n’a pas l’intention d’appliquer l’idée telle quelle. On a des biais d’experts sur les façons de concevoir, on reste à l’intérieur d’ontologies établies (ce qu’on appelle en conception l’ontologie invariante), on privilégie des solutions internes à un état de l’art, on considère certaines options comme des bricolages, moins nobles en regard de ce qu’est une « belle » solution.

 

Le principe de recherche systématique d’efficacité, dans une logique de management de projet classique, amène à considérer les coûts, la qualité, les délais : une logique d’optimisation. Dans certains cas, c’est cette logique d’optimisation qui guide le projet innovant : il peut y avoir de l’innovation à réussir à optimiser ce qui ne l’est pas : produire 50% moins cher, fluidifier une relation client, faire gagner 30% de temps sur un trajet, etc. Cela revient à réduire les coûts, réduire les délais, améliorer la qualité et la fiabilité des produits qui sont disponibles ou prochainement disponibles à la vente. Ces améliorations peuvent se faire à modèle conceptuel constant (par exemple, en gestion de production, on améliore chaque étape d’un processus de production classique) ou avec un modèle conceptuel en rupture (on raisonne en juste-à-temps, avec zéro stock). On sait bien que dans le second cas des routines défensives plus nombreuses et plus puissantes peuvent se mettre en œuvre, alors que pour des améliorations de l’existant, même importantes, il y aura moins de résistance.

 

L'entreprise met en œuvre l'ensemble de ses ressources, de son organisation et de ses processus pour optimiser le design dominant, afin de répondre à cet objectif de profitabilité maximale. Le rognage est donc un ensemble permettant de réduire les risques afin d’améliorer le triptyque qualité/coût/délai. Le niveau de rognage acceptable, vis-à-vis de l’innovation, dépend en fait de la permission accordée de prendre des risques…et de la capacité de l’équipe à les prendre ! Se pose ici globalement la question de la limite de capacité des process et des ressources de l’entreprise à accepter du risque. Plus cette limite est haute et plus l’innovation radicale peut se révéler. Plus elle est faible et plus elle limite la prise de risque et favorise exclusivement l’innovation incrémentale voire… aucune innovation.

 

Rognage non destructif : comment le rognage interroge l’innovation radicale

Le rognage est normal, et nécessaire, pour « polir » le concept initial au sens où Steve Jobs l’entend dans sa métaphore du tambour de la machine à laver. Dans ce cas, il accompagne correctement l’innovation si les critères de rognage restent la maximisation du potentiel de valeur et la robustesse à être transformé en projet. Le rognage apparait, en revanche, comme l’axe inverse de l’innovation s’il oublie ces critères et ne fait qu’exprimer l’incapacité de l’entreprise à peser les risques et créer des équilibres du meilleur niveau d’ambition. Autrement dit, équilibre et consensus se retrouvent dans les deux cas – un rognage de haut niveau producteur de valeur et un rognage de routine qui enlève de la valeur – mais ils ne sont pas de même nature. Le premier rognage suppose une forme d’expertise de l’inconnu, le second révèle que cette compétence manque.

 

Au lieu de raisonnements ambitieux grâce auxquels on saurait monter l’idée à son potentiel de valeur et rogner le moins possible ensuite – ce qui veut dire monter haut pour avoir une chance d’aller plus loin - on laisse s’enclencher des routines extinctives qui rognent l’innovation avant d’avoir donné une chance à l’exploration. Ce sont les porteurs de l’idée innovante qui finissent par passer pour sous-performants, victimes d’un « tout ça pour ça » qui fait office de retour d’expérience : les managers « responsables » sont les extincteurs, tandis que les innovateurs passent pour de doux instinctifs qu’on arrête, fort heureusement, avant qu’ils n’aient poussé trop loin leurs idées risquées. Tout cela est bien connu, beaucoup en témoignent au quotidien.


De renoncements en série au pré-alignement stratégique

Il apparaît alors assez évident de se demander si l’entreprise est toujours capable de faire de l’innovation radicale. Comment peut-on faire cohabiter ce qui nécessite de prendre des risques avec une machine entièrement dédiée à réduire les risques ? Ce que nous avons dit plus haut revient in fine à réviser l’ambition initiale d’une innovation pour la rendre plus acceptable pour l’entreprise, son organisation et ses collaborateurs. Le fait de l’amoindrir rend le risque moins grand et, potentiellement, l’innovation se rapproche du design dominant et des capacités d’extrapolation et de projection habituelles de l’entreprise. Après tout, innover de façon radicale, c’est aussi construire les chemins incrémentaux pour y parvenir, mais il ne faut pas confondre innovation incrémentale au sens de progrès limités par rapport au dominant design, et chemins incrémentaux pour parvenir à concevoir et mettre en œuvre une innovation radicale !

 

Au-delà d’une désobéissance aux règles – de conception, d’organisation - caractéristique de l’innovation radicale, et des stratégies possibles pour « endurer la jungle de la consolidation » (Hoffman et Lecamp, 2015) – « le retour aux sources », « les casseurs de code », « l’aigle dans l’aquarium », « les modificateurs des règles du jeu » -  la question est de savoir développer les habiletés individuelles et collectives à générer des concepts et des connaissances et à naviguer dans les espaces de conception en sachant, chemin faisant, quoi garder et quoi jeter [5]. Dans ces régimes de conception innovante, on passe alors d’une logique de rognage à une logique générative, avec production d’une rente de conception. Des concepts et des connaissances effectivement utilisés pour un projet, mais aussi des concepts et connaissances pendants, produits en excès, mais qui alimentent par anticipation des processus d’innovation futurs : au lieu d’une série de renoncements, un pré-alignement stratégique.

 

[1] David, A. (2016), Théorie CK : du concept à la connaissance, Xerfi Canal, https://www.youtube.com/watch?v=EQGPtcX56uQ

[2] Aubouy, M. (2022), L’innovation comme science – Une approche universelle, Editions Nullius in Verba.

[3] Steve Job’s Rock Tumbler Metaphor, https://www.youtube.com/watch?v=njYciFC7mR8

[4] Le Masson, P. Weil, B. & Hatchuel, A. (2010), Strategic management of innovation and design, Cambridge University Press.

[5] Hoffman, J. et Lecamp, L. (2015,) Independant luxury : the four innovation strategies to endure un the consolidation jungle

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