Contrôle budgétaire
Le contrôle budgétaire date de la première partie du XXème siècle. Mais il faut attendre les travaux de Chandler (1962), relayés ensuite par Johnson (1983) et Johnson et Kaplan (1987) pour disposer d’un cadre cohérent permettant de comprendre l’histoire du contrôle budgétaire. Ces travaux montrent comment le contrôle budgétaire a accompagné le développement de la grande entreprise. Chandler (1962) montre le premier comment Dupont de Nemours et General Motors, dans la première décennie du siècle dernier, ont peu à peu développé toutes les méthodes classiques qui sont utilisées aujourd’hui pour diriger les grandes entreprises et parmi lesquelles figure le contrôle budgétaire.
Entre les premiers exemples de contrôle budgétaire développés aux États-Unis et la conférence de l’IIOST (Institut International d’Organisation Scientifique du Travail) qui se tient à Genève en 1930 et marque l’avènement officiel du contrôle budgétaire en Europe (Berland, 2002), on compte une dizaine d’années. Moins de huit ans séparent la publication du livre de McKinsey en 1922 de son exportation en Europe. La diffusion d’un continent à l’autre aurait donc été rapide. Mais, en Grande-Bretagne, les travaux de Berland et Boyns (2002) montrent que des entreprises ont mis en place des systèmes de contrôle budgétaire à la même époque qu’aux États-Unis. C’est notamment le cas de l’entreprise Hans Renold dont l’un des représentants est présent à Genève pour décrire son expérience. De même, en France, les Imprimeries Delmas, dès les années 1920 semblent avoir pratiqué du contrôle budgétaire. Certes des cas isolés ne constituent pas une référence. Mais nous ne savons pas non plus quelle était la réelle diffusion de cette technique aux États-Unis. L’apparition du contrôle budgétaire ne constitue sans doute pas une rupture mais plutôt le produit d’une lente généalogie qui s’est poursuivie parallèlement dans différents pays. Le retard européen est donc tout relatif et n’est peut-être qu’un retard dans l’étude contemporaine de nos racines managériales.
Deux courants de recherche, au moins, donnent des explications alternatives et moins fonctionnalistes au développement du contrôle budgétaire. Celui-ci n’est pas simplement ou n’a rien à voir avec le développement de la grande entreprise.
Pour les chercheurs marxistes, le contrôle budgétaire est un outil permettant aux entreprises capitalistes d’extirper le maximum de plus-value aux ouvriers. De façon plus générale, c’est un outil illustrant les rapports de force entre les différentes classes sociales. Ainsi pour Armstrong (1985), le développement des techniques de comptabilité de gestion, dont le contrôle budgétaire, se comprend en analysant les rapports de force entre les professions, plus précisément entre les comptables et les ingénieurs. Chacune dispose de techniques de contrôle différentes qu’elle met en avant pour asseoir sa suprématie. L’émergence du contrôle budgétaire doit donc se comprendre comme un sous-produit des conflits professionnels dans l’entreprise. Armstrong (1987) poursuit ensuite son analyse en décrivant comment la position forte des comptables anglais, le désir de l’Etat de contrôler les profits de guerre, sans pour autant porter atteinte à la liberté d’entreprendre, et enfin la croissance externe des entreprises en réponse aux difficultés posées par les crises économiques (explication très différente de celle avancée par les chandleriens) expliquent l’émergence des techniques budgétaires. Cette thématique est reprise pour critiquer plus directement la thèse de Johnson et Kaplan par Hopper et Armstrong (1991). Le contrôle budgétaire n’est pas le produit d’impératifs économiques ou technologiques comme l’expliquent Johnson et Kaplan, s’appuyant sur la théorie des coûts de transaction, mais le résultat historique des moyens utilisés par certaines industries pour garantir leur position dominante sur le marché. Hopper et Armstrong rapportent ainsi comment Dupont de Nemours fixait des conditions d’activité telles, grâce aux budgets, qu’elles permettaient la survie de quelques concurrents plus faibles qui servaient ensuite de soupapes de sécurité lors des différentes crises de l’industrie.
Miller et O’Leary (1987) proposent une analyse du développement des coûts standard et du contrôle budgétaire dans une perspective foulcadienne. Ils ont analysé les raisons ayant poussé les entreprises, au début du XXème siècle, à développer de nouvelles méthodes de contrôle. Au lieu de s’intéresser uniquement aux entreprises, ils ont recherché à un niveau plus global, dans la société et dans les programmes politiques, des explications au développement de nouvelles techniques comptables. Le développement du contrôle budgétaire s’est fait, pour la Grande-Bretagne et les États-Unis, dans un contexte plus global de recherche de l’efficacité de la Nation (mise en place de politique eugénique par exemple). L’État a pris une part active dans l’amélioration de l’efficacité de l’ensemble des individus. Les experts du gouvernement ont rendu plus visibles les signes individuels d’une plus grande efficacité. Ils y sont parvenus en mettant en place des procédures et des techniques nouvelles. Au sein des entreprises, le développement, sous l’impulsion des ingénieurs et de l’organisation scientifique du travail, a conduit à de nouvelles normes de performance d’efficacité de la main-d’œuvre. Le contrôle budgétaire et les standard apparaissent alors comme le moyen d’étendre aux cadres et agents de maîtrise les mêmes objectifs que ceux assignés aux ouvriers. Le contrôle budgétaire et les coûts standard participent, dans cette perspective foulcadienne, à la « disciplination » de la main-d’œuvre.
Les explications théoriques de l’apparition historique du budget font encore l’objet de débats ; d’autres analyses sont possibles comme celles menées par Berland et Chiapello (à paraître) qui utilisent le cadre théorique du Nouvel Esprit du Capitalisme pour interpréter l’histoire du contrôle budgétaire. Par ailleurs, l’histoire des budgets des années 1960 à aujourd’hui reste également à construire.