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Le nudge en entreprise : un outil managérial comme un autre ?

Lucie Boudin et Hermine Daru, étudiantes du master 2 Management International Business de l’Université Paris-Dauphine, ont réalisé un mémoire de fin d’étude sur la pratique du nudge de management. L’Observatoire les a rencontrées et a cherché à en savoir un peu plus sur cette pratique. Interview.

OIM — Vous étudiez le nudge en le replaçant au cœur des développements sur la décision et la rationalité. Pourquoi ?

Hermine Daru — Depuis le début des années 1900, notre système économique est basé sur le principe de la rationalité totale des individus. Les entreprises, hommes et femmes politiques, producteurs et consommateurs sont considérés comme des entités rationnelles prenant des décisions rationnelles. Cette notion de rationalité est au cœur du concept que la théorie économique appelle « Homo Economicus », développé par Pareto en 1906. Cet Homo Economicus prend toutes ses décisions dans le seul but de maximiser son utilité et d'atteindre la situation optimale selon les conditions et contraintes auquel il est soumis.

Lucie Boudin — Les nombreuses découvertes et avancées en sciences comportementales et cognitives, en psychologie et en management ont progressivement remis en cause et écarté l'idée d'un individu parfaitement rationnel aux décisions parfaitement logiques. Cette remise en question de la rationalité amorcée par Herbert Alexander Simon dans les années 1950 atteint son apogée lorsque Richard Thaler reçoit le prix Nobel d'économie en 2017 pour son ouvrage avec Cass Sunstein, Nudge, Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness publié en 2008, dans lequel est introduit le concept de nudge.

OIM — Mais à propos, qu’est-ce qu’un nudge ?

LB — Ce terme, qui se traduit par « coup de pouce » en français, est défini par les auteurs de l’ouvrage comme « une architecture de choix qui modifie le comportement des gens de manière prévisible sans interdire une autre option et sans modifier leurs incitations économiques ». En termes simples, le nudge est une façon de présenter des problèmes et des alternatives de choix de façon à favoriser la « bonne » décision. Ce « coup de pouce » est fondé sur les biais de rationalité de nombreux (si ce n’est tout) choix que font les êtres humains. En effet, les décisions prises par les individus sont souvent le résultat de routines, de schémas cérébraux ou de biais cognitifs. Les êtres humains ne semblent pas aptes à faire face à des situations trop complexes ou à une quantité trop massive d’informations, sans compter que naturellement, la manière dont les problèmes ou les différentes options leur sont présentés ont une grande influence sur leur décision finale.

OIM — Le nudge intéresse-t-il le monde de l’entreprise ?

HD — Oui, même si l’histoire du nudge a d’abord commencé dans la sphère publique pour changer les comportements, encourager des modes de vie plus sains, réduire la consommation d'énergie ou aider les individus à épargner. Selon les experts et « gourous » du nudge, ses avantages sont nombreux. Il est non seulement très efficace pour inviter à une transformation des comportements mais il est aussi bon marché car simple à mettre en œuvre. Ces deux éléments ont suffi pour que les nudges suscitent l'intérêt du secteur privé et des entreprises. Il a d'abord été un moyen de mieux toucher les consommateurs comme en témoigne le développement des stratégies de neuromarketing. La sphère managériale semble s’être intéressée au sujet, voyant dans le nudge un moyen de générer des « comportements positifs » chez les salariés et augmenter leur bien-être au travail.

OIM — Pourrait-il y avoir des dérives autour de ces pratiques ?

HD — Naturellement. Les dérives du neuromarketing suggèrent que lorsqu’il s’agit du consommateur, la « bonne décision » pourrait être, finalement, rien de plus qu’acheter tel produit plutôt qu’un autre. Qu’en est-il en entreprise ? Les nudges managériaux sont-ils réellement au service des employés ou sont-ils un moyen détourné pour les entreprises de changer les comportements pour une plus grande productivité et une meilleure performance ? Ces interrogations ont généré plusieurs critiques et souligné les différentes limites du nudge. La potentielle manipulation des individus « nudgés » étant l’une des principales, il semblait pertinent de s'intéresser à la question de l’éthique du nudge et plus spécifiquement à sa perception et son acceptation par les employés.

OIM — Le nudge managérial a-t-il déjà fait l’objet de recherches passées ?

LB — L’intérêt que suscite le nudge en management semble être grandissant parmi les professionnels et chercheurs. Eric Singler, directeur Général de la BVA Nudge Unit France, par exemple, a publié en 2018 un ouvrage intitulé Nudge Management, pour expliquer comment ces techniques peuvent améliorer certaines situations managériales, notamment le bien-être, l'engagement et la performance des employés.

S’il existe assez peu d’articles sur la perception du nudge en tant que telle dans la littérature, un certain nombre de travaux ont néanmoins été dédiés à la conduite du changement et aux outils qu’elle mobilise. Le nudge, qui consiste à changer les comportements, pourrait donc être sujet aux même mécanismes et réactions que ceux détaillés dans ces recherches. Ces dernières démontrent que la façon dont un changement est perçu dépend très fortement de la perception qu’a l’individu de celui qui le mène. La perception d’un nudge de management dépend assez logiquement de la façon dont l’employé perçoit son entreprise. De nombreux éléments peuvent affectent cette perception, l’un d’entre eux étant la perception de la position éthique de l’entreprise par le salarié et donc de sa capacité à prendre les précautions éthiques normalement imposées par la pratique du nudge responsable. Par exemple, le genre, l’âge, le niveau de séniorité dans l’entreprise, la taille de l’organisation ou encore le sentiment d’appartenance et d’engagement sont autant de facteurs qui influencent la perception d’un individu de l’éthique de son entreprise.

OIM — Quels résultats votre étude met-elle en avant ?

LB — La principale question qui a guidé notre recherche était « Les facteurs identifiés dans la littérature disponible influencent-ils également la perception et l’acceptation d’un nudge de management par l’employé qui y est soumis ? ».Notre étude exploratoire qui se base sur les réponses de 76 salariés aux profils variés à un questionnaire composé de 34 questions permet de proposer quelques hypothèses intéressantes.

Hypothèse 1 : le nudge managérial est mieux perçu et accepté par les hommes que par les femmes. Ces dernières semblent mieux l’accepter s’il est accompagné d’une explication de la Direction Générale.

Hypothèse 2 :les employés plus âgés et plus seniors perçoivent le nudge comme plus éthique que leurs collègues plus jeunes et plus juniors. La communication de la Direction Générale semble avoir un impact négatif sur les extrémités du segment « moins de 24 et plus de 50 ans » avec une ancienneté inférieure à 1 an ou supérieure à 10 ans.

Hypothèse 3 :les employés des grandes entreprises ont une meilleure perception et acceptation du nudge que ceux des plus petites structures. L’explication de la Direction Générale a un effet positif dans les grandes entreprises mais moins dans les petites structures : là, les salariés préfèreraient être consultés au préalable lors du processus de conception du nudge.

Hypothèse 4 :le sentiment d’appartenance et le niveau d’engagement d’un employé sont fortement liés au degré de porosité entre son éthique personnelle et celle de l’entreprise mais n’ont pas d’impact significatif sur la perception et l’acceptation d’un nudge.

Ces premières hypothèses pourront être approfondies et consolidées par des recherches et travaux futurs sur cet outil managérial qui, nous semble-t-il, n’a pas dit son dernier mot.

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