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S'échapper pour être recruté


En 2007 au Japon, les jeux vidéo de type « escape the room » inspirent la création d’un nouveau jeu de rôle grandeur nature : chercher en équipe des indices afin de s’évader d’un lieu clos. Baptisé « jeu d’évasion grandeur nature » ou escape game, ce divertissement est introduit en France en 2013 et rencontre le succès auprès du public. Des entreprises ont depuis complété leur technique de recrutement par le recours à cette épreuve.

Principalement basé sur l’offre commerciale de certains cabinets de consultant en ressources humaines spécialisés, l’escape game de recrutement consiste à organiser l’observation et l’évaluation de candidats à l’embauche, immergés collectivement dans un jeu d’évasion. Les promoteurs de cette méthode insistent sur sa capacité à mettre en évidence les compétences relationnelles des postulants et à évaluer l’aptitude des candidats à occuper un poste quand le CV n’est d’aucun secours.

Un exemple : pendant quatre mois, chaque jour, dix candidats (des étudiants), sont reçus. Leurs CV n’ont pas encore été lus. Ils aspirent chacun à un poste différent. Immergés dans l’escape game, les postulants évoluent dans l’entreprise pendant 1h45. Le jeu est découpé en différentes étapes, conçues chacune pour mettre en valeur une compétence particulière : capacité à travailler en équipe, gestion d’une quantité importante d’information, façon de s’organiser et aptitude à gérer son temps. Les reçus à cette première épreuve sont invités à poursuivre le parcours de recrutement avec des entretiens plus classiques. Ici, le jeu fait partie d’une stratégie de recrutement voulue équitable et non discriminatoire et qui comprend également des entretiens vidéo.

Le jeu d’évasion pour recruter : est-ce si nouveau que cela ?

Tout dépend de l’angle sous lequel cette pratique managériale est observée. Cette pratique est indubitablement récente, elle n’est pas encore documentée par les recherches académiques en management. Toutefois, en tant qu’application particulière de la ludification du recrutement ou plus généralement de l’entreprise, la démarche remonte à plusieurs décennies et a fait l’objet de travaux de recherche.

Il pourrait sembler évident que la posture de choix parmi tous les postulants confère à l’entreprise une position de force dans la situation de recrutement. En pratique, les recruteurs se disent confrontés à une difficulté nouvelle : le manque de candidats. Non seulement les prétendants doivent séduire les employeurs, mais ces derniers ont désormais tout intérêt à faire des efforts pour se montrer attractifs. A ce titre, l’escape game, de par son caractère disruptif par rapport aux entretiens classiques, est pensé comme un moyen d’attirer les candidats en contribuant à valoriser la « marque employeur ». Cela laisse supposer que cet attrait est temporaire et disparaîtra quand ce mode de recrutement sera la norme et ne pourra plus prétendre à discriminer les employeurs.

Le jeu d’évasion est réputé aider à saisir la personnalité du candidat et s’assurer qu’elle correspond au poste. C’est surprenant : il est certes important que les employés soient adaptés à leur poste, mais on espère aussi qu’ils y progressent. Il peut donc être légitime d’embaucher des personnes pas encore tout à fait adaptées au poste, mais adaptables et dotées d’un potentiel de progression.

Une autre surprise vient de l’affirmation que l’échec à un tel jeu ne peut pas être mal vécu par les candidats. Ce qui semble contradictoire avec le fait d’être évalué sur sa personnalité. La même interrogation vient du supposé attrait ludique pour un évènement qui demeure une situation de recrutement.

Parmi les trois types de compétences recherchées par l’employeur : savoir, savoir-faire et savoir être, la dernière aptitude est parfois le seul bagage du candidat, malheureusement plus difficile à évaluer. L’escape game est perçu comme une voie nouvelle qui faciliterait son observation. Si le recruteur est incontestablement en position d’observateur, il lui faut un cadre pour interpréter ce qu’il voit.

Sans travaux académiques portant explicitement sur l’escape game dans le recrutement, quel cadre retenir ? Des théories de portée plus générale peuvent aider à penser cette innovation. Le présupposé que l’observation d’un candidat, impliqué dans un jeu collectif proche d’une situation de travail réelle, permettrait d’identifier son vrai savoir être et sa personnalité se heurte à plusieurs arguments :

  • L’effet Hawthorne, qui indique qu’un individu change son comportement du simple fait de se sentir observé ;

  • La difficulté pour un évaluateur de séparer un trait de personnalité d’un individu du contexte social dans lequel ce dernier est plongé ;

  • Les travaux sur la dynamique de groupe montrent qu’un collectif a une influence sur ses membres en créant par exemple ses propres règles. Comment le jeu en groupe influence-t-elle les comportements individuels ?

  • Le groupe doit se coordonner. Or les travaux sur la coordination en entreprise identifient plusieurs façons de faire, notamment en se basant sur la standardisation de normes culturelles, mécanisme qui ne pourra pas être apprécié dans un jeu aussi court ;

  • L’escape game de recrutement place les candidats dans une situation de « coopétition » : ils doivent se montrer collaboratifs, mais tous ne seront pas recrutés ;

  • Quel leadership évalue-t-on ? Les rôles dévolus au manager, ou bien la capacité à influencer un groupe sans disposer de la légitimité ? Évalue-ton un leadership situationnel, transactionnel ou transformationnel ?

La popularité de l’escape game dans le recrutement est encore faible. Certains sondages indiquent que seuls 1,9 % des sondés ont réellement testé cette situation de recrutement.

Le jeu d’évasion a pourtant déjà démontré un avantage pratique. Il permet de faire rapidement un premier tri parmi un grand nombre de candidats. De plus, les recruteurs l’utilisent pour aller prospecter un vivier de candidats peu qualifiés qu’ils n’auraient peut-être jamais abordé dans un autre contexte.

Le recours à l’escape game pour le recrutement, en tant que tel, est une innovation managériale pas encore, à notre connaissance, directement documentée dans les travaux académiques. C’est une nouveauté dans les pratiques de recrutement de certains employeurs qui s’inscrit dans une longue tradition de plusieurs décennies de jeu dans l’entreprise y compris pour le recrutement. Il appartient également à une gamme de pratiques (entretien vidéo, jeu vidéo, challenge, hackathon...) dont l’objectif est de maintenir la qualité de la marque employeur. Cette dernière préoccupation pousse les recruteurs à un rythme de renouvellement des méthodes de recrutement afin de maintenir une image dynamique de l’entreprise. La nouveauté de l’escape game ne doit pas masquer la stabilité de cette volonté de renouvellement des pratiques de sélection. L’escape game ne bouscule pas profondément le processus de recrutement, mais offre une technique alternative pour l’étape de tri des candidats permettant, par exemple, d’évaluer des candidats sans expérience significative ou pour faire une première évaluation d’un grand nombre de candidats avant d’en orienter une petite sélection vers les phases d’entretien classique plus couteuses pour l’employeur.

Article rédigé par Chloé Amiel, Gilles André, Victor Bidou, Alexia Vanson, Camille To, Charles Werling, lauréats du School Challenge de L’observatoire de l’innovation managériale 2019 en Master 2 MTI de l’Université Paris-Dauphine

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